Opinion :
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De la ville pour les hommes
par Benkoula Sidi Mohammed El Habib *
Les modes de déplacement ont contribué comme d’autres facteurs au façonnement des villes, de leurs structures et de leurs formes urbaines. Ils ont conditionné les réseaux viaires, signifié en partie le tracé des parcelles et des îlots, et ont enfin dicté la qualité de forme du cadre bâti et de l’espace non bâti.
Lorsque les hommes se déplaçaient à pied ou à dos de mulet, les rues sont restées longtemps étroites, et la taille des villes correspondait à l’homme et à sa territorialité pédestre. Les animaux comme moyens de déplacement n’ont pas exclu totalement l’homme des voies qu’ils empruntaient, car longtemps, dans la limite de la ville, l’homme ne recourait aux animaux que pour des usages particuliers. Le rapport aux distances parcourues était lié foncièrement à l’homme comme unité de projection de l’espace collectif. La nature, généralement, se trouvait derrière les fortifications. Le rapport à la nature est resté quasiment indemne. Longtemps, l’homme a gardé la nature dans son cœur1 .
Les villes ont muté dès lors que les moyens de transport ont permis de parcourir des distances de plus en plus importantes. Les rues se sont élargies, elles sont désormais droites et de plus en plus larges, et l’intimité des venelles a quasiment disparu.
La voiture a requis un dictat tellement fort dans la démesure spatiale qu’elle a exclu l’homme de son espace. L’homme, ne croyant plus à sa supériorité d’être pensant, a cédé son espace à la voiture, à la machine et à la technologie.
Plus aucun urbaniste, quel que soit son profil universitaire, ne considère réellement la nécessité d’élaborer un quartier, un ensemble d’habitations collectives en fonction de la nature du site, de la recherche des vues agréables, de l’orientation idéale, de la composition avec les cultures ambiantes, et des singularités sociales. L’échelle humaine se substitue à l’échelle de l’homme. En ce sens, l’idée de progrès se confond gravement avec l’évolution des moyens de transport et de communication, qu’il devient difficile d’expliquer que la technologie galopante contribue au divorce de l’homme avec sa propre nature d’homme soucieux de préserver la Nature2 .
La ville a éclaté au point où beaucoup ont constaté que le terme ville n’est plus suffisant pour exprimer les grandes transformations que les villes du monde entier connaissent. Et là, nous pouvons rire d’étonnement devant l’importance des concepts qui sont apparus: ville émergente, ville diffuse, ville éclatée, etc. qui tentent de théoriser les adaptations atroces et machiniques de l’espace censé être destiné à l’homme, à autre chose que l’homme3 .
Dit autrement, nous assistons à une ère où l’on ne fait plus la ville pour l’homme; on fabrique en fonction des moyens importés qui déterminent désormais, pour ne pas dire, corrompent, l’espace vital de l’homme, ce qui va dans le sens de ce que certains ont qualifié de sous-humanisation en cours de la ville moderne.
En 1973, Fernand Pouillon disait: «Nous sommes entrés dans une époque où l’on ne fait plus attention à quoi que ce soit, et celui qui veut parler de ces problèmes le fera bientôt dans le désert.
Cela ne saurait tarder, car à ce train, dans vingt ou trente ans au maximum, tout le monde sur tous les continents ne se posera plus de questions quant à l’humanité de nos cités».4
TOUT POUR LA VOITURE, PEU POUR L’HOMME
La ville algérienne, certes, n’échappe pas à la règle. Tout est fait pour la voiture actuellement et peu pour l’homme. A Oran, tout au long des grands axes aux trottoirs surélevés et mal pavés, les autorités locales et nationales larguent des projets; des projets d’aménagements, des projets de construction, lesquels, certes, sont tous laids. Ces autorités projettent des jardins à des endroits dangereux pour les hommes, les voitures et leur stationnement, comme sur le pont Zabana.
De tout temps, il fut constaté que la réflexion sur la ville en Algérie est en panne5 . Des détenteurs des pouvoirs publics participent aux carnages qui augmentent la défiguration de nos villes6 . Les projets d’habitat et d’équipements souffrent généralement tous de graves problèmes de réalisation, de malfaçon, d’absence de qualité architecturale et urbaine, de manque de créativité, de raccord aux nécessaires réseaux viables, d’inadaptation aux sites choisis, etc. En urbanisme, les autorités prennent dans de nombreux cas des décisions abusives comme d’ouvrir des voies qui perturbent certains quartiers réputés pour avoir été longtemps tranquilles et préservés des dangers de la voiture7 . Le sentiment d’incohérence urbaine s’intensifie de jour en jour, de ce fait que les populations semblent avoir de plus en plus de mal à s’identifier à leurs lieux d’habitation.
Généralement, l’usage de la voiture conditionne fortement le déplacement en milieu urbain et le système de repérage. La ville ou ce qui peine à l’être s’étale démesurément. La plupart des urbanistes (architectes), ayant préféré l’image googlisée à l’inspiration du terrain, ne savent plus ce qu’est la portée réelle de la dimension paysagère. Tout est régi par la force des enjeux économiques: la promotion immobilière sauvage et le règne de la voiture en sont des indicateurs forts8 .
Dans les anciens comme les nouveaux quartiers, l’absence des travaux publics est visible. La rue est devenue le théâtre de la pénurie des savoir-faire. Les bordures de trottoirs sont homogénéisées dans le mal-fait, et comme tant d’autres éléments urbains, les trottoirs dénotent l’absence des nécessaires adaptations de l’espace public aux profils des quartiers d’habitation, d’affaires, etc.
Le cas de la nouvelle daïra d’Oran illustre à lui seul de nombreuses carences gravissimes de l’urbanisme algérien, comme de faire déboucher de nombreuses pénétrantes sur la route du port censée être un axe continu d’un point nodal à un autre pour assurer au mieux possible la sécurité des conducteurs. Les piétons s’exposent à tous les dangers tant la daïra est mal située. Depuis des décennies, la route du port est le couloir de tous les dangers à cause des gros camions qui circulent à très grande vitesse dans les deux sens au su des autorités spectatrices.
La situation de cette daïra au dos de la grande mosquée faisant face au siège de la Sonatrach, dit beaucoup de l’urbanisation anarchique de l’Etat. Non seulement ces bâtiments sont des constructions hideuses, mais aussi ces dernières expriment l’absence d’une réelle stratégie de la fabrication de la ville qui prend sérieusement en compte l’homme-piéton9 . Ce sont des espaces humainement désertés, faits pour la gloire de la voiture, donc de la pollution. Ils ne font que parfaire l’échec de l’urbanisme algérien.10
L’IDEAL DE L’URBANISME
C’est d’abord s’occuper de l’image d’une ville, de ses entrées, de la qualité des projets qui y sont menés, de la vision que l’on est censé avoir pour le devenir de la ville, de ses habitants et de leur épanouissement11 . Or, quand on ne dispose pas d’un sens philosophique qui nous empêche de tourner en rond, d’une vision cohérente au service de l’homme et de la nature, on ne peut faire que ce que l’on voit depuis l’indépendance à Oran: le carnage urbain que mènent à la fois les décideurs, les promoteurs privés et publics, les architectes, les autoconstructeurs, les entrepreneurs et tous ceux dont la nature est régie par les lois de l’intérêt, de l’égoïsme et de l’individualisme12 .
Depuis une dizaine d’années, les mauvais projets croulent sur Oran. Les diplômés d’architecture enrôlent les décideurs dans l’effet trompeur des images de synthèse. Les carences de conceptualisation s’affirment dans la réalité. La sous-culture dans le milieu des décideurs est vigoureuse, autrement dit elle est partagée au point où certains promoteurs bénéficiant de crédits importants, nous reprennent la version des ZHUN (Zone d’habitat urbain collective) avec des architectes et des entreprises étrangers et la bénédiction des autorités sur des surfaces très importantes.
On ne se rend pas compte que le schéma colonial est repris; on ghettoïse les cités des riches, en les sécurisant par les murs, les caméras, les postes de gardiennage, contre les méchants pauvres qui doivent habiter dans le misérabilisme des bâtiments conçus et construits par des diplômés d’architecture fondamentalement soucieux des moyens de leur enrichissement personnel avec la complicité des maîtres de l’ouvrage publics13 . C’est quasiment le cas de toutes les cités construites récemment, en contradiction totale avec le discours acéphale des autorités qui exigent la qualité sans pour autant en définir formellement les contours, et qui justifient l’accélération des travaux par l’importance des programmes de logements à réaliser dans des délais très courts, sans pour autant être professionnellement regardant sur le caractère architecturale des réalisations. Une étude de l’histoire urbaine d’Oran peut ressortir amplement les dégâts qu’ont causés les choix inadaptés des décideurs, leur hésitation et la détérioration qu’ils ont imposée aux paysages. A titre d’exemple, les industrialisations importées des années 1970-1980 ont dicté des formes d’urbanisme atones, sans vitalité, qui ont, pour reprendre le propos de Fernand Pouillon, «sous-humanisé» nos milieux urbains.
Le rapport de l’homme à l’espace est occulté au profit du rapport de la machine à l’espace.
ORAN DES ANNEES 2000
Deux hauts lieux de l’enfermement: cité ghetto pour «riches d’apparence» et prison se font face dans un environnement paysager sinistré, séparés par un couloir de la mort: la quatrième rocade. A proximité de cette bizarrerie urbaine, prend forme le futur stade en avant-plan d’un douar, douar Sid el-Bachir lequel fut un des fiefs du terrorisme des années 1990 et complètement abandonné à lui-même. En arrière-plan, se profile un non-urbanisme des plus affreux de la ville d’Oran, avec l’hideuse université de Belgaïd comme summum de la laideur urbaine. Concrètement, rien ne laisse penser que les choses vont s’améliorer bientôt, car tout le monde court derrière l’argent sans se soucier pour l’urbanisme et l’architecture. La mode des trottoirs et du bitumage des rues prend une ampleur inquiétante, la mécanique des matériaux industrialisés prend place, même au sein des universités14 . L’absence de contrôle et de gestion urbaine rigoureuse fait dire à certains que ces travaux sont peut-être à l’origine de moyens d’enrichissement illicite. Car, dans de nombreux cas, ils sont injustifiés et n’améliorent pas la qualité de l’espace urbain. Certaines expressions nous ont donné à réfléchir et peuvent même être le moyen de départ de réflexion sur certaines pratiques paraissant suspicieuses dans l’espace urbain, comme «Il faut enrichir les amis qui partagent», selon les propos d’un urbaniste local où même, comme nous le disait un autre qui s’offusquait devant ces pratiques qui s’imposent dans le paysage, «faire de l’import-import». Un autre nous disait même, que «ce sont les dernières 62, il faut trouver le moyen de s’enrichir à tout prix». Enfin ces expressions disent beaucoup de l’état d’esprit de l’Algérien, et la réduction de son humanité. Le cas de l’USTOM est édifiant, où nous assistons à la défiguration de l’œuvre de Kenzo Tange. Ce dernier fit réaliser des chaussées surélevées par rapport à l’espace planté, et a pris le soin de les séparer par un système de caniveaux discret en vue d’assurer une lecture continue de l’espace extérieur, où, disons-le autrement, la main de l’homme se fait plus ou moins discrète. Récemment nous assistons à la réalisation de surfaces trottoirs hideuses, colorées en rouge et blanc, apportant avec elles la laideur de l’urbain extérieur. Les bordures des trottoirs surélevées créent une impression catastrophante de séparation entre la chaussée bitumée et l’espace planté. L’ampleur de la présence de la voiture est exagérée à l’intérieur de l’enceinte universitaire. Kanzo Tange se serait insurgé contre le crime en cours contre son œuvre. Pour conclure, l’urbanisme est une affaire de tous. La ville ne peut se faire par l’exclusion des masses, au profit de ceux qui ont des projets à vendre: tourisme, promotion et projets détournés. Mais plus que ça ! Nous ne pouvons livrer l’avenir d’une ville à des intentions purement matérielles, ou à des individualités qui ont oublié depuis longtemps d’actualiser leurs informations. Je crois qu’il est temps au jour d’aujourd’hui de commencer à faire Oran à Oran au lieu d’importer les images des villes d’ailleurs chez nous. Comme je le dis à chaque fois, «L’ailleurs ne sera jamais l’ici.» Il faut apprendre à partir de nos expériences à faire le rêve algérien pour les Algériens, et lutter avec contre les méfaits du rêve américain ou européen en général.
La ville idéale est celle qui donne de l’espoir à ses habitants, et qui sait dire aux enfants ce qu’ils peuvent être demain. La ville idéale est celle que les hommes fabriquent pour les hommes, à l’échelle de l’homme, en dehors des discours progressistes et ultra modernistes que les revues, les sites web, les médias en général et les politiques veulent nous imposer.
Enfin un bon projet est celui qui est à la fois authentique et futuriste.
* Architecte (USTOMB)
Docteur en urbanisme (IUP)
Notes
1- Nous paraphrasons là des propos de Frank Lloyd Wright dans son livre, Testament, 2005 (réédition), Editions Parenthèses, 211 p.
2- J’aime citer Frank Loyd Wright quand il dit : « Le ressort essentiel de toute véritable architecture est une philosophie saine de la nature. », Idem, p. 75.
3- La revue Urbanisme est connue pour la diffusion de cette terminologie que nos confrères et étudiants reprennent dans leurs études et conversations sans en mesurer la portée culturelle par exemple.
4- Les responsabilités, in Fernand Pouillon mon ambition, Textes choisis et présentés par Bernard Marrey, 2011, Editions du Linteau, Paris, p. 29, 157 p.
5- A ce sujet nous pouvons nous référer aux travaux de Abed Bendjlid, chercheur au CRASC (Centre de recherche anthropologique, sociale et culturelle), qui a décrit dans de nombreux textes les formes d’urbanisation anarchiques de l’Etat algérien.
6- C’est le cas de nombreux responsables locaux connus pour ce type de pratique. Ils n’ont pas hésité à faire démolir un bâtiment architecturalement exceptionnel à Oran : les anciennes Halles centrales. Actuellement le site est un lieu de désolation désertique. Il est sûr et certain que les futures constructions ne seront pas à la hauteur des anciennes Halles.
7- C’est le cas du quartier des cheminots, dont les maisons d’origine ayant des caractères architecturaux appréciables subissent depuis quelques années des transformations importantes. Certaines sont démolies pour laisser place à des constructions laides.
8- L’actuel wali d’Oran dénonce l’état de bidonvilisation de la ville. Son discours du 17 juillet 2014 à l’hôtel Liberté est une première dans l’histoire de notre ville. Simple et cohérent, monsieur le Wali a mis en exergue les enjeux principaux de l’avenir d’Oran.
9- Ici nous rejoignons la conception de Fernand Pouillon, architecte à qui nous consacrerons bientôt un article dans les pages du Quotidien d’Oran.
10- A lire notre article: «L’urbanisme algérien: un échec historique ?», dans Urbanisme (revue), n°377, mars-avril 2011.
11- Pour une meilleure idée de l’urbanisme, on peut s’appuyer sur l’ouvrage de Gaston Bardet, L’urbanisme (Que sais-je ?), 1977 (9e édition), Presses universitaires de France, 127 p.
12- A propos de cette idée, un ami sociologue, confronté comme nous tous à la déliquescence des comportements, me disait récemment: «L’Algérien devenu un être intéressé, matérialiste, a quasiment perdu une bonne partie de son humanité. Il ne fonctionne que pour et à travers l’argent». Je me demande aujourd’hui: est-ce qu’il est possible d’aborder une étude de la ville par une entrée de ce type d’idée ?
13- « Une cité ou une ville nouvelle qui porte en elle la ségrégation des classes sociales ou intellectuelles, est une ville perdue pour les hommes. Il est très grave de créer une sous-humanité qui acquiert peu à peu l’esprit des populations colonisées. Dans les pays en déséquilibre social, comme les pays capitalistes, c’est une faute très lourde», in Fernand Pouillon mon ambition, textes choisis et présentés par Bernard Marrey, 2011, Editions du Linteau, Paris, p. 19, 157 p.
14- C’est le cas de l’USTOMB (Université des Sciences et de la Technologie d’Oran Mohamed Boudiaf) où certains départements souffrent de l’inopérationnalité d’une partie de leur bâtiment, et ne bénéficient pas encore des moyens nécessaires au bon déroulement des réformes présidentielles de l’enseignement supérieur.
Source: Source le Quotidien d’Oran