La loi 08-15 du 20 juillet 2008 fixant les règles de mise en conformité des constructions et leur achèvement, plus communément appelée la 08/15, est symptomatique de l’impasse du système politique algérien depuis trente ans.

Elle témoigne d’une relation gouvernant- gouverné essentiellement basée sur un «je t’aime moi non plus», qui a donné naissance à des territoires entiers quasi en dehors de la République optimiste et fière de ses textes et règlements.

Dans ce bras de fer, dans un gant de velours, qui dure depuis bientôt trois décennies, exponentiellement démultiplié par la plus noire d’entre elles, il y a bien eu une résolution d’enjeux de territoires, quand bien même faite au détriment de la règle de loi. C’est le propre de la négociation dans des régimes autoritaires !

Nous pouvons y lire une attitude réciproque de méfiance-défiance entre la règle et l’usage qui a mis, finalement, tous les protagonistes dans une impasse dont ils doivent sortir tous, et en même temps et non pas un par un, comme à un barrage de police sur l’autoroute.

L’arrivée de la loi 08/15 a été saluée par ses promoteurs comme étant «la démarche à suivre» pour répondre au coup de gueule qu’avait publiquement lancé le président de la République dès 2006.

Huit ans après, alors même qu’elle avait une date de péremption imposée par les optimistes et les fiers de la République, elle est encore maintenue en grande vigueur par le seul aphrodisiaque de l’impuissance (que tous avaient pressentie) faite aux pouvoirs publics de juguler le phénomène des constructions inachevées.

Une simple instruction ministérielle pour modifier une loi, du jamais vu ! Pire encore, le nombre de cas à traiter a sans doute été multiplié par deux ou par trois en huit ans.
Une infraction à la règle, quand elle métastase sur des contrées entières, peut laisser supposer quelques humbles évidences :

1- la règle est mauvaise, et le regard que portent le décideur et l’usager sur le territoire souffre d’une parallaxe définitive.

2- La légitimité de la règle quand elle n’est pas partagée institue, de fait, un quiproquo entre les protagonistes. Dans le pays de 40 millions de «sélectionneur national», tout le monde a raison. Autant celui qui dispose de la décision que celui qui a disposé indûment du territoire.
3- L’approche technique et bureaucratique faisant du «fichier national du logement» la seule manière de reconnaissance des «citoyens» est passée à côté du diagnostic du phénomène, d’essence politique et sociale.
4- Cette approche «one to one», qu’affectionne par cynisme ou par fainéantise intellectuelle (tous deux systémiques), le garant des lois de la République, souvent un fonctionnaire n’ayant aucune existence constitutionnelle comme le chef de daïra, rarement un élu, a réduit à une seule inconnue, une équation complexe dont les racines se sont incrustées de manière indélébile dans nos modes de gestion de la chose publique.
5- Il y a définitivement une erreur dans l’appréciation de l’échelle des problématiques à traiter. Nous sommes devant un problème d’urbanisme voire d’aménagement du territoire et non pas d’architecture et de permis de construire non conforme !

6- Les instruments d’urbanisme en vigueur (PDAU et POS) et les acteurs aussi bien publics que privés (administration et bureaux d’études) «ombilicalement» liés au ministère chargé récemment de la ville ont fait preuve d’un autisme et d’une inefficacité difficilement escamotables.

Comment ne pas prendre la mesure de la gravité de la situation quand il existe à travers tout le pays des conurbations où l’Etat ne peut pas faire parvenir à un «citoyen» une lettre, un bulletin scolaire, un avertissement fiscal ou une convocation du juge ! Tout simplement parce que «chez ces gens-là», personne ne dispose d’adresse postale.

Dans ce «je/tu n’existe(s) pas» réciproque, quelle relation peut-il alors exister entre «ces gens-là» et la République ? Sinon un rapport de prédation générant automatiquement des dispositifs de contournement, de clientélisme et de passe- droit, lesquels, loin de conforter un sentiment de puissance chez les uns et les autres, ou les uns contre les autres, affaiblit dangereusement et durablement les deux, l’Etat et le citoyen.

Et c’est parce qu’il s’agit, en définitive, d’un problème d’ordre public, que le ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales et récemment (et heureusement) de l’Aménagement du territoire, dans un élan de lucidité salutaire, a entamé une action d’adressage des quartiers et des villes.

L’intitulé anodin de l’opération «Baptisation et débaptisation des rues et des équipements publics», placée à l’indicatif des présidents des assemblées populaires communales, est véritablement une initiative politique qui vient combler un vide abyssal qui a plombé depuis des lustres notre manière de lire le territoire, de réfléchir la ville, de définir les contenus de nos plans d’urbanisme et donc d’appréhender notre réalité pour espérer la changer.

L’urbanisme n’est pas une affaire simplement technique. Régulariser un acte de bâtir non conforme n’est assurément pas une vignette que l’on vend dans une recette des contributions diverses, c’est en soi un acte de bonne gouvernance, un jalon de cohésion sociale et de légitimation de la décision publique qui doit reconstruire une relation saine et durable entre le citoyen et l’Etat.

Il faut y voir les prémices d’un «sortir ensemble» d’une société d’individus sans droits ni obligations pour insuffler un sentiment primordial et combien fragile, celui de se sentir concerné par les autres, par un devenir commun autour de valeurs simples de justice et de responsabilité. Et c’est précisément ce en quoi la loi 08/15 a failli.

Pour exemple, ses promoteurs considèrent dix constructions non conformes érigées de part et d’autre d’une voie de circulation comme étant vingt cas d’infraction par rapport à la règle, à gérer individuellement «one to one oblige» au gré des interprétations des différents cas et des stratégies de règlement «à l’amiable» que peuvent développer chacun des vingt cas ! Ignorant qu’il s’agit là avant tout de penser un espace public, la rue, avec ce que cela suppose comme liens possibles à construire entre les vingt «quémandeurs» de droits tenus par la 08/15 à défendre des intérêts antagonistes au lieu d’œuvrer collectivement pour un vivre- ensemble, une vision partagée et solidaire de leur avenir et donc s’installer en tant que force d’appréciation et de proposition, devenir un partenaire fiable et responsable dans l’action des pouvoirs publics, retrouver l’espoir. En définitive, réintégrer l’espace de la République.

C’est d’autant plus grave que les tissus, pétris de bon sens, qu’ont fabriqués ces contrevenants au PDAU et aux POS, sont souvent plus rationnels dans l’usage du sol, plus dynamiques dans la création de richesses, fussent-elles informelles, et plus solidaires du fait même de leur statut de «hors la loi», que ce que les bureaux d’études publics d’urbanisme, dans une posture de monopole qui ne dit pas son nom, infligent à la collectivité et au Trésor public.

C’est dire la vacuité, pour ne pas dire la dangerosité, de ce que nous produisons comme documents d’urbanisme, mort-nés opposables au tiers, qui finissent par compromettre l’avenir de nos territoires, en toute légalité, puisque menées, tambour battant, par les directions d’urbanisme garantes de l’intérêt du seul Etat «à ne pas confondre avec la société» et validées, sans grande connaissance de cause, par nos assemblées communales délibérantes, lesquelles, faute de pouvoir dessiner leur propre destin, s’en remettent à la machine bureaucratique de l’administration centrale.

C’est elle qui paye, et donc c’est elle qui agit, décide et fige l’avenir par procuration.
Réintégrer la République demande que cette question des constructions illicites redevienne une priorité nationale de premier ordre, une question transversale et non plus une question sectorielle étanche dévolue au ministère du Logement réduit depuis les années 190 à un simple tableur Excel. C’est d’ailleurs la portée que lui avait donnée le président de la République dans son discours-interpellation lors des assisses de l’architecture de 2006.

Avoir une adresse, c’est retrouver une existence, une dignité d’être enfin un citoyen disposant de ses pleins droits, notamment de pouvoir investir dans un bien immobilier, en disposer librement, le léguer à ses enfants et assumant ses obligations.

Cet attribut de citoyenneté, que seule une situation saine par rapport à la loi peut garantir, met l’Etat dans la position de pouvoir, en contrepartie, «négocier une feuille de route» en vue de réparer de manière durable, sociale et économique ces territoires.

Ce «chantage d’Etat citoyen» que je revendique ne peut aboutir que s’il est gagnant-gagnant.
Il ne s’agit pas, pour les uns, d’abuser de la précarité de ces populations, ni de profiter des brèches multiples dans le fonctionnement de l’Etat pour les autres, mais d’établir une sorte de «New Deal» qui permette à la République de rayonner de nouveau sur des territoires aujourd’hui n’existant pour personne, sauf pour les services de sécurité !

Il nous faudrait alors agir sur tous les leviers possibles et même en «bricoler» de nouveaux pour impulser une synergie vertueuse.
Cela passe par :

1- un changement dans le casting des acteurs. L’administration centrale doit passer la main aux élus locaux, à leur tête le président de l’APC, le mieux placé pour apprécier les spécificités locales et les conditions intimes (politiques et autres) de création de ces quartiers.
2- La loi 08/15 devrait être amendée pour y intégrer la dimension collective dans toute démarche de régularisation. Seuls des groupements de construction (dont la taille reste à définir) y seraient éligibles.

Dans un passé proche, les Algériens se sont bien constitués en coopératives immobilières pour disposer de terrains à construire ! Ce qui a été valable dans une stratégie de captation de la rente est tout aussi valable aujourd’hui, pour peu qu’il y ait un intérêt palpable à le faire.
L’Algérien n’est pas né singleton, radioactif aux autres, il est souvent mis dans les conditions de le devenir.
C’est un peu faire œuvre utile d’un exercice forcé de participation. Il ne s’agira plus de conciliabules intimes à l’ombre d’un bureau fermé, mais d’une parole publique libérée et organisée.

Il nous faut intégrer ces quartiers dans le système urbain, recoudre ces tissus avec la ville, y implanter des fonctions majeures, renforcer leur attractivité économique par une attractivité symbolique. Pour un dinar dépensé sur les artères du centre-ville «colonial», il faudrait dépenser autant pour la périphérie. Cela passe par une commande publique de véritables études d’urbanisme opérationnel qui doivent aboutir à une «charte de l’espace public» concertée et opposable aux tiers.

Ces études devront mobiliser des équipes multidisciplinaires et des moyens techniques importants. Il faudra alors mutualiser les financements épars des études sectorielles sur ces territoires (intérieur, NTIC, hydraulique, énergie, sport…) pour réaliser une économie d’échelle et créer une offre d’études et de conseil pour les professionnels et les collectivités locales au lieu des petits dossiers bidonnés à 30 000 DA l’unité payés au noir !

Il nous faut, entre autres, considérer définitivement que ces populations sont solvables même si leurs ressources ne sont pas toujours traçables. Il faudra faire preuve d’imagination pour les intégrer dans la fiscalité ordinaire. Il sera possible alors de mettre en place des dispositifs d’incitations fiscales sous forme de crédit d’impôts pour faire financer les travaux d’embellissement et de mise aux normes des constructions par leurs propriétaires.

La citoyenneté est corollaire de l’impôt

1- Mettre en place une taxe symbolique de solidarité urbaine prélevée sur les transactions financières ou sur les grands marchés de l’énergie ou du BTP pour alimenter le financement de l’amélioration urbaine (appellation juste pour une fois !) de ces quartiers.
2- Designer ces parties de la ville comme étant des zones à forte incitation fiscale (tout comme pour le Grand Sud) pour tout créateur d’activité (tertiaire, petite manufacture, services, culture) dans ces territoires. Il faudra aussi inciter les grands pourvoyeurs de publicité à sponsoriser des actions civiques et des manifestations culturelles dans ces quartiers. Pour un dinar dépensé pour le football professionnel, un dinar dépensé pour ces territoires !

C’est le smig que nous devrions accorder à cette question.
Changer notre regard sur ces quartiers suppose qu’intellectuellement nous changions de paradigmes. La «naturalisation» de ces territoires est sans conteste un objet d’étude pour nos instituts d’architecture, lesquels s’évertuent à concentrer leur savoir et leur énergie sur la COP21, le patrimoine 19e ou la Smart City, amplifiant dans la tête des futurs architectes que ces établissements humains ne présentent aucun intérêt, alors même qu’ils constituent, qu’on le veuille ou non, une part de notre ADN et notre patrimoine de demain.

Reconduirions-nous sans le savoir (j’espère !) l’idée de la ville indigène ?

Pour finir, je reprendrai à mon compte une phrase poignante de vérité de mon ami architecte Fayçal Ouaret qui a déclaré : «Dans notre manière d’occuper le territoire et de répondre aux besoins de la société, nous en sommes encore au plan de Constantine.»
Et à moi de nous questionner en tant que société : «Alors, à quand la paix des braves ?»

source:Elwatan

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