L’ Algérien pense au logement avant toute dépense, avant de se marier, avant d’avoir un enfant, avant de mourir. Les prix pour la location comme pour la vente ont atteint des seuils record, comparables à ceux pratiqués dans les grandes villes européennes. Que s’est il passé dans cette Algérie, où il y a à peine 40 ans les biens vacants se négociaient sur le marché à quelques milliers de dinars ?
Je rêve d’avoir un logement en mon nom». Une obsession que Mohamed Lambda* partage avec des millions d’Algériens. Apres un mariage, trois enfants et des années à la recherche d’une bonne affaire, Mohamed se décide à tenter l’aventure AADL, en vain, son dossier a été refusé. Déçu, il s’oriente désormais vers une autre méthode. C’est dans une agence immobilière, pas comme les autres, située à l’est d’Alger, que se rend Mohamed lambda. Fort d’une recommandation d’un ami, il ne veut plus attendre que son nom apparaisse sur une liste pour bénéficier d’un logement. Une fois arrivé au luxueux bureau de l’agence il se verra proposer un logement social, qui ne devrait pourtant pas être destiné à la vente directe.
«Vous m’avez été recommandé, je vais donc vous parler clairement», aborde d’emblée le propriétaire, qui a requis l’anonymat. La quarantaine bien entamée, beau parleur et sûr de lui, il poursuit : «J’ai différents produits, les sites disponibles sont Aïn Benian, Baba Hssen, Ouled Fayet et d’autres si vous voulez.» L’agent immobilier regarde impassiblement le client rêveur et ajoute : «Entre nous, je vous conseille Baba Hssen, un produit sûr, qui prendra de la valeur après la période d’incessibilité.»
Ici, ces logements, censés être attribués par l’Etat et les organismes agréés, sont vendus comme n’importe quel autre produit immobilier. Moyennant une somme d’argent conséquente, l’agence court-circuite la sacro-sainte liste d’attribution de logements sociaux. Mohamed Lambda rappelle de suite qu’il a déjà essayé, mais que c’était peine perdue. «L’accès a un logement social est compliqué et la procédure très floue, avant même de commencer, je me perds déjà dans les formules», nous confiait Mohamed plus tôt sur le chemin de l’agence. «Il vous faudra constituer votre dossier et me le remettre dans les plus brefs délais, je vous accompagnerai pour le déposer. Dès lors, vous me verserez un acompte de 800 000 DA contre un reçu de versement établi par mon agence immobilière», ajoute l’agent, en rappelant à Mohamed que d’habitude, il prend plus cher, mais que vu la relation amicale qui le lie à l’intermédiaire qui le lui a présenté et au vu des services rendus, il accepté de concéder quelques centaines de milliers de dinars.
La Réalité affligeante
Oran, F4 83m2 Point du jour 1,6 milliards de centimes. Béjaïa, F4 115 m2, Sidi M’hamed 1,6 milliard. Alger, F5 13m2 Birkhadem 2,7 milliards, F2 30m2 Alger centre 1,3 milliard toujours à Alger, Villa 300 m2 2 niveaux, Bir Mourad Raïs 15 milliards, villa à Draria 24 milliards… il vaut mieux s’arrêter là. Les prix des biens immobiliers dans les quartiers chics seraient trop indécents pour être cités ici, et ne serviraient qu’à gonfler l’orgueil de leurs propriétaires, déjà très fiers. Bien sûr, après avoir pris contact avec les vendeurs de ces biens, la plupart des propriétaires acceptent de négocier quelques milliers de dinars, sans plus. Que s’est il passé dans cette Algérie, où il y a à peine 40 ans les bien vacants se négociaient sur le marché à quelques milliers de dinars. Que s’est il passé pour que le prix d’une villa à Draria passe de 24 mois de SNMG à plus de 13 mille fois le SNMG algérien ? 13 333 SNMG représentent 1111 ans de salaire d’un simple travailleur.
A cette question, ni le ministère de l’Habitat ni aucun autre organisme de l’Etat ne peut répondre, se contentant de citer l’incommensurable effort que le gouvernement algérien produit en multipliant les projets immobiliers depuis des décennies, afin d’éradiquer le fléau. LSP, LPA, LPP, AADL, AAP… tant d’acronymes censés être salvateurs, qui promettent de rétablir la justice face au spectre de la spéculation immobilière. Ces formules, censées faciliter l’accès au logement, proposent une aide fiduciaire à l’acquéreur avoisinant les 700 000 DA. Pour un logement au coût estimé aux alentours de 3 000 000 DA. Reste que l’accès à ces formules est soumis à bien des conditions et qu’il faut avoir un apport personnel conséquent, bien sûr sous réserve d’avoir son nom sur une liste.
Mohamed et la liste M. Mohamed avoue ne pas avoir l’habitude des grandes sommes. Les questions qu’il pose trahissent sa méfiance : «Puis-je vous donner votre acompte par chèque ? Combien de temps cela prendra ?», Mohamed ne peut s’empêcher de cacher son inquiétude. «Qu’est-ce que je risque ?»
L’agent immobilier s’esclaffe, prend quelques secondes, puis reprend son sérieux et explique : «Non, les 800 000 DA c’est en cash, pour votre deuxième question je ne prends que les projets en cours de finalisation, les délais sont donc très courts, une année, voire deux ans, au max, mais vous aurez votre décision d’attribution bien avant et pour finir, laissez-moi vous rassurer, il n’y a aucun risque. L’Etat ne revient jamais sur les listes d’attribution.»
En fait, les dossiers des appartements en question sont déjà validés sous d’autres noms, il ne s’agit donc que de désistement aux yeux de la loi, «ce qui se passe avant et après est du ressort de divers intermédiaires, intervenants à différentes échelles dans les rouages de l’établissement des listes et des aides de l’Etat», explique l’agent immobilier. M. Mohamed décline l’offre alléchante car contraire à ses valeurs.
Contacté plus tard, le propriétaire de l’agence, explique : «Avoir accès à ces réseaux de vente parallèle, n’est pas chose facile. Il y a plusieurs intermédiaires savamment cachés dans les rouages de l’administration.» Et pour cause, le processus implique plusieurs organismes dont les wilayas, les APC, les caisses nationales d’aide, les promoteurs publics et «dans certains cas les dossiers eux-mêmes sont préfabriqués de toutes pièces, ce qui implique encore plus d’intermédiaires». Soit, mais cela n’explique toujours pas la démesure des prix pratiqués dans les marches de l’immobilier. Il est clair que la corruption dans l’acquisition de logements sociaux n’est que le fruit et non pas la cause de la bulle spéculative immobilière, qui obligera Mohamed Lambda à travailler 1 111 ans, pour s’acheter une villa dans la périphérie d’Alger.
La demande, toujours la demande
Depuis l’indépendance et le plan de réattribution des biens vacants, L’Algérie a cumulé un retard conséquent en termes de réalisation de logements. En effet, après un constat fait par les autorités compétentes en 1968, la construction de 70 000 logements a été lancée afin de satisfaire la demande croissante. Cinquante ans plus tard, la crise persiste. En 2014 l’AADL cumule a elle seule 1 600 000 demandes dont 700 000 enregistrées en à peine quelques mois sur leur site internet. Au vu des données officielles, l’Algérie compte 7 millions de demandeurs de logements potentiels noyés dans un exode rural qui a mené trois Algériens sur quatre à rejoindre les grandes villes.
Une demande dopée par les retards cumulés durant la décennie noire et le marché informel qui en a découlé. «Quand mon fils s’est marié, nous avons partagé l’appartement familial en deux», confie Haroune, cadre supérieur, qui s’est lui aussi désespérément retourné vers l’agent immobilier de l’agence citée plus haut. «Depuis qu’il a des enfants, la situation est intenable pour nous tous, nous sommes là, aujourd’hui à la recherche d’une location selon nos moyens pour lui laisser notre appartement», confie-t-il.
Le prix le moins cher pour un «produit en location» dans les environs de Ben Aknoun sera de 55 000 DA, 12 mois d’avance, 13e mois pour l’agence, soit un total de 715 000 DA par an hors frais notariaux. A cette demande sans cesse croissante, le gouvernement met au centre du débat politique la crise du logement, il s’engage par ailleurs de manière répétitive depuis 2001 à la régler. Il y a à peine quelques jours, Abdelmalek Sellal, Premier ministre, promettait encore que «le manque de logements et les problèmes d’habitat précaire seraient résorbés définitivement d’ici à 2018 avec la réalisation du nouveau plan quinquennal (2015-2019)». Sauf qu’en 2010, le gouvernement avait promis de mettre fin à la crise du logement en 2014…
L’offre, Jamais l’offre
Mohamed Lamba, le client qui a refusé de verser des pots-de-vin pour un logement social, nous confie avoir pensé à l’alternative de l’autoconstruction. «Mais aux taux d’intérêt que proposent les banques privées, c’est juste irréalisable d’acheter un terrain à un particulier, quant aux terrains vendus par la wilaya ils sont encore moins accessibles que les logements sociaux», explique-t-il.
Au delà de la volonté politique et des effets d’annonce, la réalité du terrain prime. Les immeubles ne poussent pas jusqu’au ciel, il faudra donc beaucoup de terrains. Le prix du foncier représente actuellement plus de 60% du prix d’un logement avec 20% pour les matériaux de construction et 20% pour la main- d’œuvre. Selon Mohamed Guennouche, actant dans l’immobilier de père en fils, «toute l’Algérie est en chantier et il n’y a plus de terrain à moins de 50 000 DA le mètre carré, aux alentours des grandes villes, sinon sortir vers le rural, mais là, personne n’en veut. Les clients sont rares et les projets souvent à perte». Brahim Hasnaoui, président du groupe Hasnaoui, actant du secteur de l’habitat, rappelait dans une déclaration à la presse, que «la solution ne peut venir que des promoteurs immobiliers privés, car, disons le clairement, l’Etat n’est pas un bon promoteur immobilier, pour cela il faudrait qu’il libère du foncier».
Pour mieux comprendre la problématique du foncier résidentiel, il suffit de se rapprocher de quelques notaires. En analysant des actes notariés de vente, on retrouve un exemple parlant : un lot de terrain de 200 m2 à Birtouta (wilaya d’Alger) acheté au prix public de 350 000 DA en 2006 s’est revendu en deuxième main à un prix avoisinant les 15 000 000 DA en 2014. Autant dire que le lot de terrain est un produit précieux et rare de nos jours. Concédées à demi-mot par l’administration en charge de la crise immobilière, ces lacunes cumulées ajoutées aux appétits voraces des promoteurs freinent inéluctablement l’offre à son minimum vital. «L’offre suffit à contenir le mécontentement, sans arriver à satisfaire la demande», pense Mohamed Lambda.
Spéculation, l’ennemi intime
La demande réelle et la demande spéculative gonflent continuellement une bulle immobilière, dopées par les placements de liquidités informelles. A propos de ce phénomène de blanchiment d’argent, Abdelhakim Aouidat, secrétaire général de la Fédération nationale des agents immobiliers en 2012, condamnait fermement la politique menée. «En l’absence d’une politique financière, le blanchiment d’argent des surliquidités générées par l’informel ne peut que nourrir cette bulle immobilière, il faut à tout prix mettre en place des dispositifs de contrôle fiscal», dit-il.
Une source proche du milieu des affaires dévoile quelques processus quant au blanchiment d’argent via l’achat immobilier. Le spécialiste nous explique comment prendre ces fameuses surliquidités intolérables par le fisc pour les rendre une fois sorties de la machine immobilière acceptable par le même fisc : «Prenons une somme en millions de dinars acquise de manière informelle, l’un des moyens les plus rapide et le moins coûteux de la rendre viable à l’investissement est de la capitaliser sous forme de biens immobiliers (villas, immeubles, terrains, autres ) pour ensuite, soit les présenter en garantie à un organisme bancaire contre un crédit à l’investissement, soit à l’hypothèque ou encore à la revente avec une déclaration au réel du prix de vente, quitte à en perdre une petite partie.»
Abdelhakim Aouidat affirmait qu’il y aurait un million de logements inoccupés en Algérie. Les leviers censés réguler le marché immobilier, souvent d’ordre politico-légal existent pourtant dans les textes de loi, d’autres de nature fiscale restent très attendus par les économistes. «Une taxe conséquente sur les biens immobiliers suffirait à faire pencher la balance. Il est aberrant qu’un spéculateur investisse dans l’achat de biens immobiliers sans remettre ce dernier sur le marché, sous forme de location ou de vente», ajoute le même spécialiste. Ajoutez à cela qu’il est à constater une nouvelle forme d’achat dite «d’investissement» consistant à acquérir des bien immobiliers, anticipant les hausses des prix. Un nouveau créneau qui intéresse aussi bien les demandeurs réel que les «faux» demandeurs, pour qui le besoin n’est pas de se loger mais de revendre ou louer. A ce niveau, nous sommes bien loin des 800 000 DA que Mohamed Lambda aurait eu à verser à l’affairiste en immobilier, «entre le pot-de-vin, la spéculation et le relogement, j’ai du mal à imaginer le jour où je foulerai les pieds de mon chez moi».
Un seul Héros, le peuple
Les témoignages se multiplient et le sujet anime toutes les conversations, que ce soit au travail, entre amis, entre familles ou dans les nombreux couples désarmés face ce fléau. «L’Algérien d’aujourd’hui entretient désormais un chronique sentiment d’insécurité, on y pense tout le temps, avant de se marier, avant d’avoir un enfant, avant d’en avoir un deuxième, avant chaque acte de privation avant d’économiser, j’espère que je ne pas y penser encore avant de mourir», confie une jeune Algérienne à peine sortie de son premier entretien d’embauche. Un témoignage parmi tant d’autres.
Remué, après avoir beaucoup cogité, Mohamed Lambda rentre chez lui, ou plutôt chez son bailleur, à qui il a déjà donné bien plus que ce qu’il pourra donner l’année prochaine à la même période. Il se rappelle ironiquement ce que lui a dit cet agent immobilier de l’est d’Alger à leur rencontre : «Au début je ne prenais pas d’acompte avant la validation du dossier, mais depuis que j’ai la mauvaise expérience du désistement de certains clients, je me suis promis de ne plus me retrouver avec plusieurs appartements sur les bras.» Mohamed laisse échapper un sourire tristement fataliste, il a du mal à l’idée que quelqu’un puisse se plaindre d’avoir trop appartements sur les bras…
* Il s’agit, évidemment, d’un nom d’emprunt
elwatan