A l’ère de la navigation à vue, des intérêts étriqués liés au marché du foncier et de l’immobilier se liguent à Constantine pour tuer la raison scientifique au profit d’une urbanisation à hauts risques.
La série d’attaques contre l’étude réalisée en 2004 par le bureau international Simecsol sur le phénomène des glissements de terrain enregistre un nouvel épisode qui sonne comme l’assaut ultime pour «libérer» le foncier.
Le maire de Constantine, le Dr Nadjib Arab, considère justement que la ville est «otage» de cette étude «qui nous cause beaucoup de problèmes», et se dit «surpris» que là où on va, les terrains soient classés «rouge», c’est-à-dire non constructibles.
Lors de la récente session de l’APC, le maire a cru tourner la page en annonçant le lancement d’une nouvelle étude du sol constantinois, confiée à des bureaux publics.
Votant à l’unanimité l’initiative «salvatrice», l’auguste Assemblée a, en vérité, fait tabula rasa de l’une des plus importantes études jamais commandées par l’Etat algérien.
Mais si l’Assemblée croit bien faire pour apporter des solutions au déficit foncier dont souffre la ville, accentué par l’interdiction de construction depuis 13 ans, en revanche la démarche semble ignorer les limites des prérogatives communales, et que toute nouvelle orientation doit respecter les instruments d’urbanisme, notamment le Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme (PDAU) et doit être placée dans le contexte des risques majeurs.
D’ailleurs, explique l’urbaniste Wissem Meziane, de l’université Constantine 3, «du point de vue réglementaire, la loi sur les risques majeurs ne donne pas compétence au maire pour remettre en cause l’étude Simecsol, laquelle a été commandée par la wilaya et non pas par la commune.»
La charge du maire de Constantine s’ajoute à une série d’attaques portées par les voix politiques, qui s’opposent à une étude scientifique et aux thèses de l’université, étrangement tenue à l’écart de ce bras de fer.
Les tenants de cette charge font tout aussi pour faire oublier que l’étude de Simecsol, même si elle est soumise à critique et a besoin d’être actualisée, comme le pense M. Meziane, a mis à contribution des universitaires algériens et l’ensemble des services compétents, et qu’elle a été soumise à une contre-expertise avant d’être approuvée.
La bulle effrayée
Un peu d’histoire. Le sol constantinois est fragile et de nombreux sites en pente sont glissants, d’où l’architecture légère adoptée par l’Etat colonial, le premier à avoir étendu la ville au-delà du Rocher. En effet, les terrains instables sont identifiés et la ville évolue ainsi par petites touches éparses, selon un déterminisme lié à la nature du sol.
Mais dès 1972, le phénomène s’aggrave sous l’effet d’une urbanisation débridée et des déperditions souterraines d’eaux, appelant les premières alertes et les premières études.
A la fin des années 1990, l’Etat se rend compte de la gravité de la situation et décide d’agir en conséquence. Le chef du gouvernement, Smaïl Hamdani, dépêche une délégation de quatre ministres, qui rencontrent les ingénieurs, les autorités locales, et surtout des géologues, à l’instar du Pr Mohamed Tahar Benazzouz (lire notre entretien).
L’Etat algérien décide d’un plan d’urgence et commande, entre autres, une étude internationale globale pour cerner toutes les facettes de ce phénomène naturel et trouver les solutions adéquates. L’avis d’appel d’offres est remporté en 2002 par le bureau français EEG-Simecsol contre 106 millions de DA, une jolie somme à l’époque.
Au bout de 24 mois de travail, les experts français, assistés par les services de l’urbanisme, le laboratoire des travaux publics et le CTC et contrôlés par les experts géologues de l’université de Constantine, livrent leurs conclusions.
Le bilan est effrayant : la moitié de la ville de Constantine, soit 12 zones étalées sur environ 120 ha est affectée ; 15 000 habitations abritant 100 000 personnes sont menacées ; pas moins de 1790 constructions individuelles et collectives sont condamnées à la démolition.
Des sites comme Boussouf et Aouinet El Foul sont déclarés inconstructibles. En plein boom du marché du foncier et de l’immobilier, et la spéculation extrême ayant marqué cette décennie, le rapport Simecsol tombe comme un couperet et menace (de mort) la bulle immobilière de Constantine.
En privé, le rapport provoque un séisme de grande magnitude, et tout de suite la machine administrative se met en branle pour des desseins inavoués. Le rapport est sournoisement mis au placard.
Pour seule mesure, les autorités locales décident de démolir des immeubles du quartier Belouizdad, au centre-ville, et l’évacuation des familles vers la nouvelle ville Ali Mendjeli. En revanche, à Boussouf, grande banlieue bâtie sur des terres agricoles et traversée par des oueds, l’administration ferme les yeux. Ce deux poids deux mesures soulève les premiers soupçons.
Desseins inavoués
Mais ce n’est qu’en 2006 que la première attaque contre l’étude Simecsol est formulée publiquement par le wali de l’époque, Abdelmalek Boudiaf, qui balaye d’un revers de la main l’étude française. En 2011, son successeur, Noureddine Bedoui, commande une contre-expertise au Laboratoire national de l’habitat et de la construction (LNHC).
Un travail dont les résultats n’ont pas été rendus publics à ce jour. Le déni est reproduit par la quasi-totalité des walis de Constantine et leurs collaborateurs. Mais jamais ils ne tiennent compte de l’avis des experts universitaires ni ne consultent sérieusement les rapports dont ils détiennent des copies.
Des démarches qui relèvent plus de l’informel, et d’ailleurs l’arrêté signé par le wali Mohamed El Ghazi interdisant toute délivrance de permis de construire sur le périmètre de la ville est violé par l’Etat en premier.
C’est le cas du projet du Transrhummel, ce pont géant inauguré en 2014 et qui risque de s’effondrer à cause d’une mauvaise étude du sol qui a ignoré celle de Simecsol.
Le coût de ce mégaprojet sera aussi multiplié par deux pour payer des études et des travaux de confortement du sol, toujours en cours. Mais la leçon ne sert à rien.
Plus édifiant est le cas du site de Boussouf où des centaines de logements Cnep sont abandonnés depuis plus de 20 ans parce qu’érigés sur des terrains instables. La Cnep, les services de l’urbanisme, ceux de l’hydraulique et aussi la commune assument toute la responsabilité de ce gâchis monumental et ses conséquences.
Pourtant, tous ces services, affirme le Pr Benazzouz, disposent de la cartographie des glissements et les microzonages qui donnent les mesures inclinométriques de chaque site.
La récente charge du maire ne peut cacher non plus toute la responsabilité des APC successives de Constantine et la complicité des élus FLN dans la prolifération des lotissements anarchiques, notamment à Boussouf ou encore sur El Hadaba, ces terrains qui offrent une vue panoramique sur l’ancienne ville, et où de gros bonnets vendent et d’autres achètent et érigent des villas dans l’impunité la plus totale.
Il est vrai que les causes nombreuses du glissement du sol n’ont jamais été sérieusement ciblées. Le business des uns passe avant l’intérêt de tous.
Source: El Watan 05/01/2019